
37 jours pour convaincre l’électorat : des visions, des tonalités et des positionnements différents
Jusqu’au 29 avril, l’équipe d’Exponentiel vous proposera chaque semaine une analyse de certaines stratégies de communications des partis politiques pouvant influencer les résultats électoraux. Nous nous lançons avec un billet de notre directrice Marie-Christine Houle-Caron sur le positionnement des chefs des deux partis en tête dans les plus récent sondages au début de cette campagne fédérale qui promet de nous tenir en haleine jusqu’à la toute fin.
La campagne électorale fédérale a été lancée le 23 mars, mais dans les dernières semaines, nous pouvions déjà entrevoir comment certaines décisions des Libéraux, des Conservateurs et du milieu journalistique changeraient la donne cette année.
Il est clair que les partis revoient leurs façons de joindre l’électorat. Pensons au fait que les conservateurs ont annoncé, avant même le début de la campagne, qu’ils n’auraient pas d’autobus alloué aux médias ou au fait que le Groupe TVA ait demandé une contribution financière de 75 000 $ aux partis pour participer à leur traditionnel face-à-face. En mi-journée, le 24 mars, l’équipe libérale a d’ailleurs annoncé que Mark Carney ne participerait pas au débat en français, ce qui a causé son annulation. Il sera sans doute critiqué pour cette décision, d’autant plus que les partis de l’opposition dénoncent déjà ses lacunes en français. Rappelons cependant qu’un autre débat sera diffusé sur les ondes de Radio-Canada, co-produit par un consortium de médias dont TVA ne fait plus partie depuis 2012.
Mark Carney mise sur son leadership, ses connaissances et ses relations avec l’Europe
Une vague rouge est-elle en train de déferler sur le pays comme la vague orange de 2011? Mark Carney va-t-il réussir l'un des plus grands retours de l'histoire politique canadienne? Dès le départ, M. Carney s'est positionné comme un gardien de l’identité canadienne. Il a entre autres passé beaucoup de temps dans les arénas, et ce n'est pas un hasard : il mise sur des symboles canadiens pour montrer à l'électorat qu'il partage certaines de ses passions.
Pourtant, il a employé un langage similaire à celui des politiciens conservateurs pour séduire les électeurs un peu plus à droite du centre, notamment en parlant d'économie. Dans le discours qu'il a prononcé à sa sortie de Rideau Hall, il a utilisé des expressions tel que « lutter » et « contrôler notre destin ».
En une phrase, il a réaffirmé l'importance de l'unité et a présenté son leadership comme le plus adapté au contexte actuel. À travers les non-dits, il se positionne comme l’homme de la situation dans ce moment critique, tel Winston Churchill en temps de guerre. Il a coupé l’herbe sous le pied à M. Poilievre, perçu comme ayant un style négatif, avec cette phrase choc : «Les slogans négatifs ne sont pas des solutions, la colère n'est pas une action, et la division n'est pas une force.»
En 2021, c’est en compagnie de sa femme et de ses enfants que Justin Trudeau s'est rendu à Rideau Hall pour demander à la gouverneure générale de dissoudre le parlement. Dimanche dernier, M. Carney n'avait pas sa famille à ses côtés. Son épouse, Diana Fox-Carney, est restée relativement discrète depuis qu'il a annoncé sa cadidature à la direction du Parti Libéral. Experte en politique environnementale et climatique et formée à Oxford, Mme Fox-Carney a été critiquée par le passé pour avoir déclaré à la presse britannique que « les institutions financières mondiales sont pourries ou inadéquates ». Sera-t-elle perçue comme un risque ou un atout pour la campagne libérale? En revanche, l'épouse de M. Poilievre, Anaida, pourrait bien être l'arme secrète des conservateurs pour faire valoir auprès des électeurs certaines de ses qualités et ainsi adoucir son image.
En cette première semaine de campagne, l’équipe libérale et son chef n’ont pas réalisé que des coups de circuit. Des gaffes communicationnelles, comme confondre la tuerie de Polytechnique avec celle de Concordia, laissent planer un doute sur les capacités de M. Carney à maintenir un rythme de campagne électorale. Ça ne remettra pas en cause ses compétences, mais avant de gouverner, il doit d’abord être élu. Pour y parvenir, il doit maîtriser son image et son positionnement à chaque minute de chaque jour de la campagne.
Pierre Poilievre mise sur les valeurs et met sa famille de l’avant
Le repositionnement de Pierre Poilievre a commencé en 2023, lorsqu'il a troqué ses lunettes pour un look plus décontracté, cherchant ainsi à transformer son image et à élargir son électorat. Ces derniers mois, Anaida Poilievre a posé les bases de la stratégie des conservateurs pour rallier leur électorat traditionnel, majoritairement guidé par les valeurs, tout en rendant son mari plus accessible aux électeurs centristes et aux membres de minorités culturelles. Toutefois, la maîtrise du français de M. Carney soulève des inquiétudes, un enjeu crucial pour les conservateurs qui, par le passé, ont bien performé dans Chaudière-Appalaches et la Capitale-Nationale. Alors que les sondages de décembre les annonçaient grands favoris, ils suggèrent désormais que les conservateurs devront revoir leur stratégie. À défaut d’obtenir tous les sièges qu’ils comptaient gagner en Ontario, le parti devra peut-être miser davantage sur le Québec pour sécuriser une victoire. Il sera intéressant de voir quelles régions de la province M. Poilievre visitera à répétition dans les prochaines semaines. Son passage au Saguenay jeudi dernier a déjà donné un aperçu de la stratégie des conservateurs pour séduire l’électorat québécois. Dans son allocution à des partisans, M. Poilievre a expliqué que sa femme et lui avaient choisi d’élever leurs enfants en français. Il a même révélé que son fils de trois ans ne parle pas un mot d’anglais, ajoutant avec humour qu’« il attrapera l’anglais comme on attrape le rhume », remarque à laquelle la foule a positivement réagit.
L'équipe conservatrice a fait certains choix stratégiques quant au lancement de sa campagne : l’événement a eu lieu à Ottawa, avec le Parlement en toile de fond, un clin d'œil à son programme populiste. M. Poilièvre a entamé son discours en français, cherchant à plaire au Québec, tout en envoyant une flèche à M. Carney en évoquant ses enfants et leurs pingouins en peluche.
Plusieurs reprochent au chef conservateur de vouer une grande admiration à Donald Trump. Il semble avoir de la difficulté à faire passer le message que son style est différent de celui du président américain et que de lui donner les clés du 24 Sussex aiderait à changer le rapport de force aux bénéfices des Canadiens. Il sera difficile de faire changer cette perspective.
M. Poilievre insiste sur les liens entre M. Carney et son rôle de conseiller auprès de Justin Trudeau durant sa décennie au pouvoir, un discours qui fait écho à la campagne républicaine contre Kamala Harris, tant dans les sujets abordés que dans la tonalité des messages. À défaut de pouvoir parler de taxe carbone, les conservateurs ont tenté un pivot en divulgant à la presse qu’un des enfants de Mark Carney avait fréquenté une clinique britanniques offrant des services aux personnes trans. Ce type d’attaque visant les familles des candidats est rare en politique canadienne, et espérons qu’il le reste. Est-ce que cette stratégie conservatrice d’importer des enjeux de campagne qui ont pesé dans la balance chez nos voisins du sud payera? Est-ce que cette approche de positionnement à l’américaine servira la cause des conservateurs, ou surestiment-ils l’impact de ces stratégies chez-nous? Enfin, est-ce que cela amoindrira les efforts déployés par les conservateurs pour dépeindre Pierre Poilievre comme un acteur de changement bienveillant? Cela reste à voir.
La discipline communicationnelle sera une composante essentielle du succès pour les aspirants premiers ministres
En politique, le nerf de la guerre, c’est l’argent. On estime qu’une campagne peut « perdre » plusieurs millions de dollars en une journée si un événement ou un faux pas vient perturber son calendrier de messages. Après une première semaine d’hostilités, les deux chefs de parti ont donné le ton avec leurs déclarations de lancement de campagne. Arriveront-ils à maintenir la cadence? À être disciplinés sur le message? À garder leur équipe concentrée? Une campagne de 37 jours, ça peut sembler court. Mais 37 jours, ça représente toute une vie en politique, et les communications et la perception y jouent pour beaucoup!